Origine et histoire de l'Abbaye
L’ancienne abbaye royale Saint-Pierre de Corbie se situe à Corbie, dans la Somme, à une quinzaine de kilomètres à l’est d’Amiens. Fondée au VIIe siècle par la reine Bathilde près de la confluence de la Somme et de l’Ancre, elle joue un rôle majeur dans la Renaissance carolingienne grâce à son scriptorium et à l’activité de ses missionnaires. La date précise de fondation reste incertaine et se situe vraisemblablement entre la fin de 657 et décembre 661. La reine fit de l’abbaye un instrument politique pour renforcer le pouvoir royal à l’est d’Amiens, pour participer à la christianisation des campagnes et pour assurer des prières perpétuelles en faveur de la famille royale ; elle lui accorda aussi une vaste dotation foncière, de nombreuses donations privées et une soixantaine de moines venus de Luxeuil sous la direction de Theudefroid. Dès l’origine, Corbie bénéficia de l’exemption épiscopale, de l’immunité sur ses terres et de privilèges douaniers, notamment une part des recettes du port de Fos permettant l’acheminement de produits et de parchemins vers l’abbaye, et deux basiliques furent construites, dont l’église abbatiale.
Au VIIIe siècle, le monastère adopte la règle de saint Benoît et devient un foyer intellectuel de premier plan : le scriptorium élabore plusieurs écritures, dont la minuscule caroline qui apparaît dans la Bible de Maurdramne, copie des textes sacrés et profanes, traduit des ouvrages grecs et préserve de nombreux textes antiques. Des moines de Corbie se distinguent comme érudits et missionnaires — certains participent à la fondation de l’abbaye sœur de Corvey et des figures issues de Corbie évangélisent la Scandinavie — tandis que des débats théologiques importants s’y tiennent et que la bibliothèque accumule œuvres patristiques, textes classiques et traités scientifiques. Des auteurs modernes ont aussi mis en évidence l’hypothèse d’un atelier de falsification de documents canoniques lié à Corbie, une question débattue par les historiens et impliquant, selon certaines analyses, des acteurs de l’abbaye. En 855, une bulle pontificale confirme l’exemption et accorde à l’abbé des insignes pontificaux, provoquant des tensions avec l’évêque d’Amiens.
Après un sac par les Vikings à la fin du IXe siècle, l’abbé Francon fit élever des remparts ; l’abbé prit alors des fonctions militaires et judiciaires, monnaya et constitua une seigneurie où l’autorité abbatiale revêt souvent des prérogatives comtales. Aux XIIe et XIIIe siècles, l’abbaye adopte progressivement les réformes grégoriennes et clunisiennes tout en conservant des usages propres, et elle doit faire face à de nombreux incendies suivis de reconstructions : l’église Saint-Jean-l’Évangéliste est entreprise vers 1160 et consacrée en 1201, le cloître et le palais abbatial sont remaniés aux XIIe–XIIIe siècles et des travaux gothiques se poursuivent jusqu’au XIVe siècle. Pour contenir les seigneurs voisins, l’abbé concède en 1124 une charte de franchises à la commune de Corbie, confirmée et enrichie par le roi, qui toutefois maintient globalement les privilèges abbatiaux et appuie souvent l’abbaye dans ses différends avec la ville.
Aux XVe et XVIe siècles, Corbie est disputée entre Bourguignons, Français, Anglais et Impériaux ; la ville et l’abbaye subissent occupations et destructions et l’abbé Pierre d’Osterel engage, à partir de 1501, la construction d’une nouvelle abbatiale dont l’achèvement s’étend jusqu’au XVIIIe siècle. Les guerres du XVIe et du XVIIe siècle, les guerres de Religion et les conflits frontaliers mettent à mal les revenus et les bâtiments de l’abbaye ; en 1636 la ville tombe aux mains des Espagnols, les religieux sont arrêtés puis, après enquête et défense, finalement disculpés et autorisés à rentrer quelques années plus tard. Pour protéger ses manuscrits, une partie du fonds est transférée à Paris au XVIIe siècle avec l’appui du cardinal de Richelieu.
L’abbaye adhère à la congrégation de Saint-Maur au début du XVIIe siècle, ce qui introduit une réforme monastique et scientifique conduite par des mauristes, tandis que le régime de la commende, établi après le concordat de 1516, installe des abbés commendataires souvent absents et source de conflits prolongés entre moines et abbé, aboutissant en 1680 à un partage des biens destiné à pacifier la communauté sans régler toutes les tensions. Au XVIIIe siècle, la nef de l’église est reconstruite en style gothique flamboyant, des stalles, un orgue et des aménagements décorent l’abbatiale et un palais abbatial est élevé en face de l’église mais n’est pas occupé par les abbés commendataires.
La Révolution met un terme à la vie monastique : le décret de 1790 entraîne la fermeture de l’abbaye, la dispersion des religieux et la vente des biens comme biens nationaux ; les manuscrits et imprimés restants sont regroupés à Amiens puis intégrés à la bibliothèque municipale, tandis que d’autres manuscrits dispersés pendant les troubles aboutissent à la Bibliothèque nationale de France, à Saint-Pétersbourg et dans plusieurs bibliothèques européennes, près de trois cents manuscrits du scriptorium ayant survécu jusqu’à aujourd’hui.
Parmi les vestiges subsistent l’ancienne église abbatiale, aujourd’hui église paroissiale et classée monument historique, la collégiale Saint-Étienne dont le portail sur la façade ouest est protégé, la porte d’honneur du XVIIIe siècle conçue par François Franque et ornée de sculptures de Pierre-Joseph Christophle, le mur d’enceinte et l’Enclos couvrant des fondations monastiques. Des éléments lapidaires et des œuvres liturgiques provenant de l’abbaye sont conservés au musée des Amis du Vieux Corbie, au musée de Picardie d’Amiens, à l’église Saint-Rémi d’Amiens et dans d’autres collections ; la Somme a acquis en 2018 une charte impériale de 825 confirmant les privilèges de l’abbaye, restaurée en 2020, et la bibliothèque Louis Aragon d’Amiens conserve la bulle pontificale de 855 écrite sur papyrus.