Origine et histoire de l'Abbaye Saint-Victor
L'abbaye Saint-Victor de Marseille, située dans les Bouches‑du‑Rhône, a été fondée au Ve siècle par Jean Cassien à proximité des tombes de martyrs parmi lesquels saint Victor, qui a donné son nom au lieu. Elle acquiert un rayonnement considérable à la fin du premier millénaire et exerce une forte influence dans toute la Provence ; l'un de ses abbés, Guillaume de Grimoard, sera élu pape sous le nom d'Urbain V. À partir du XVe siècle l'abbaye entre en déclin, mais l'église, bien que le monastère ait été démantelé pendant la Révolution, reste toujours affectée au culte. En 1968 le maire Gaston Defferre fait replacer dans les cryptes la riche collection de sarcophages tard‑antique qui se trouvait au musée du château Borély, faisant de Saint‑Victor l'un des principaux musées d'art chrétien du premier millénaire en Provence après celui d'Arles. Le monument est classé au titre des monuments historiques dès les listes de 1840 et 1862, et l'abbatiale est élevée au rang de basilique mineure par le pape Pie XI en 1934.
Le site de l'abbaye occupe l'emplacement d'une ancienne carrière hellénistique qui devint une vaste nécropole grecque et romaine sur la rive sud du Vieux‑Port ; la rue Sainte conserve le souvenir de cette implantation et des tombes ont été retrouvées autour du bassin de carénage et lors de travaux près du tunnel Prado‑Carénage. Une fondation paléochrétienne en partie rupestre s'installe au IVe siècle sur ce cimetière et aurait pu abriter les corps de martyrs ; la présence de chrétiens à Marseille dès le IVe siècle est aujourd'hui reconnue par les historiens, tandis que certaines traditions anciennes sont considérées comme légendaires. Une plaque de marbre découverte en 1839 dans l'ancienne sacristie porte une inscription incomplète dont l'interprétation fait débat : selon les restitutions proposées, elle évoquerait soit le martyre de Volusianus et Fortunatus sous la persécution de Dèce, soit la mémoire de deux marins victimes d'un naufrage ; le symbole de l'ancre y est un indice chrétien. La tradition localise également dans ce cimetière la sépulture de saint Victor, officier chrétien mis à mort à la fin de l'Antiquité.
Aux Ve et VIe siècles se structurent des constructions paléochrétiennes qui seront remodelées au Moyen Âge : un édifice de pèlerinage s'élève sur le site et des aménagements attribués à des évêques de Marseille donnent naissance à la chapelle Notre‑Dame‑de‑la‑Confession et à l'atrium, transformés plus tard en crypte. Jean Cassien, revenu d'Orient et installé à Marseille au début du Ve siècle, rassemble des disciples, fonde des communautés monastiques en milieu urbain et rédige des traités qui auront une large diffusion et une influence durable. Si l'on doute parfois des emplacements exacts des deux monastères qui lui sont traditionnellement attribués, il est certain qu'au Ve siècle le site de Saint‑Victor devient un lieu de pèlerinage et de formation spirituelle dont la doctrine participe aux débats religieux de l'époque.
Entre le VIIIe et le milieu du Xe siècle l'abbaye traverse une longue période de troubles : l'établissement perd sa vie propre, ses biens sont amalgamés avec la mense épiscopale et la cité subit invasions, pillages et destructions, notamment lors des raids sarrasins et d'autres attaques maritimes, ce qui entraîne l'abandon partiel des monastères. La paix revient progressivement après la reconquête définitive de la Provence face aux incursions.
À la faveur de la reprise monastique à la fin du Xe siècle se constitue l'âge d'or de Saint‑Victor : l'abbaye adopte la règle bénédictine, selon une réforme dont la date est discutée mais que certains situent en 977, et sépare les menses épiscopales et abbatiales au début du XIe siècle. Sous des abbés comme Guifred, Wilfred et Isarn, liés aux réseaux clunisiens, la communauté retrouve un grand rayonnement spirituel et intellectuel. Le temporel de l'abbaye s'étend alors sur une vaste aire, avec de très nombreux prieurés et églises dépendant de Saint‑Victor dans les diocèses voisins et au‑delà, et les moines contrôlent une grande partie de la rive sud du Vieux‑Port ainsi que des ressources importantes comme des salines et des canaux d'irrigation. L'abbaye bénéficie par ailleurs d'une exemption notable de l'autorité épiscopale confirmée par des papes et joue un rôle actif dans les réformes grégoriennes grâce à des abbés engagés auprès du Saint‑Siège ; la rédaction du grand cartulaire à la fin du XIe siècle marque son affirmation comme seigneurie monastique directement soumise au pape.
Du milieu du XIIe siècle au milieu du XIIIe siècle, des difficultés financières et institutionnelles affaiblissent la maison : les revenus déclinent, l'abbaye doit emprunter et procéder à des aliénations, la discipline se relâche et des tensions naissent avec la bourgeoisie montante et la commune. Les conflits autour de la succession vicomtale et des seigneuries locales aboutissent à des épisodes d'expropriation et de révolte, tandis que l'autorité communale s'affirme progressivement, entraînant le transfert ou la perte de droits seigneuriaux détenus antérieurement par l'abbaye. C'est à cette époque que commence la reconstruction de l'abbatiale médiévale : les travaux engagés au début du XIIIe siècle aboutissent à la consécration d'un autel dans l'église haute au milieu du siècle et à l'achèvement de l'édifice à la fin du XIIIe siècle ; les aménagements médiévaux constituent aujourd'hui les cryptes et la tour d'Isarn est surélevée.
Au XIVe siècle, Guillaume de Grimoard, abbé puis élu pape sous le nom d'Urbain V, entreprend des travaux d'agrandissement et de modernisation qui donnent à l'abbatiale un caractère partiellement défensif, avec une tour‑donjon et des contreforts crénelés autour du chœur ; Urbain V confirme l'exemption de l'abbaye et fait l'objet d'une importante cérémonie funéraire à Saint‑Victor après son translation depuis Avignon, mais le tombeau monumental qu'il commandita a ensuite disparu en grande partie.
Les XVe et XVIe siècles sont marqués par les calamités de la peste et des guerres, par des hébergements exceptionnels de personnages pontificaux et par un relâchement des mœurs monastiques au cours du XVIe siècle ; la bibliothèque médiévale de l'abbaye, autrefois considérable, disparaît progressivement selon des hypothèses discutées. Aux XVIIe et XVIIIe siècles diverses tentatives de réforme interviennent, la congrégation de Saint‑Maur est appelée en renfort, des étapes de sécularisation et de réorganisation transforment la communauté en chapitre collégial, et le chapitre est ultérieurement soumis à des conditions nobiliaires ; le dernier abbé meurt juste avant la Révolution.
La Révolution entraîne la mise en biens nationaux, la vente et le démembrement des bâtiments, la destruction du cloître et le pillage du trésor et des reliques ; l'abbaye sert alors à des usages profanes avant que l'église supérieure ne soit restituée au culte au début du XIXe siècle et que les cryptes le soient plus tard, tandis que des percements de voiries et des constructions nouvelles transforment l'urbanisme du site jusqu'au milieu du XIXe siècle.
L'édifice actuel se compose d'une église supérieure — divisée entre une nef romane‑gothique et un transept‑chœur remanié — et d'un vaste ensemble de cryptes paléochrétiennes accessibles depuis la nef. L'entrée se fait par la tour d'Isarn ; le porche conserve un sarcophage de marbre de Carrare tard‑antique, la nef reconstruite sous Hugues de Glazinis mêle voûtes et éléments romans et abrite un orgue dont l'instrument a été profondément restauré au XXe siècle. Le transept et le chœur, remaniés sous Urbain V, forment un chevet fortifié dont subsistent des traces du monument funéraire pontifical, et le maître‑autel et le tabernacle, consacrés au XXe siècle, ancrent la liturgie moderne dans un décor chargé d'histoire.
La crypte regroupe une remarquable série de sarcophages paléochrétiens et médiévaux, disposés dans les chapelles Saint‑Mauront, d'Isarn et Saint‑André, ainsi que le martyrium élevé au‑dessus de tombes rupestres ; ces ensembles font de Saint‑Victor un lieu de conservation et d'étude précieux pour l'art funéraire et la liturgie des premiers siècles chrétiens. Le site conserve par ailleurs des traditions et des pratiques populaires — la procession de la Chandeleur liée à la Vierge noire est l'une des plus vivantes — et bénéficie de l'engagement d'associations, notamment l'Association des Amis de Saint‑Victor, qui promeuvent son rayonnement culturel et patrimonial.